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La femme chocolat.

  • Photo du rédacteur: Marie Davy
    Marie Davy
  • 28 mars 2020
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 1 avr. 2020


Un brouhaha joyeux et rassurant englobe la salle du restaurant. La scène s’ouvre sous un lustre, autour d’une table ronde drapée de blanc. Dans une ambiance intime et chaleureuse, un couple se découvre.


Le serveur prend plaisir à servir cette table. Il sait reconnaître les couples qui se regardent pour la première fois. Depuis l’avènement des sites de rencontre en ligne, les rendez-vous amoureux qui défilent sous ses yeux ne sont plus mesurables. Mais il aime apercevoir cette flamme qui habite ces âmes pleines d’espoir, qui croient encore en l’amour et qui prennent le risque de s’abandonner, sans jamais savoir s’ils repartiront seul ou accompagné.

Les sites à destination des célibataires de plus de cinquante ans foisonnent. Mais de Tinder à EliteSingles, un monde s’étend. A cinquante ans, fort de ses expériences, on sait ce que l’on veut. On ne flirte plus à droite à gauche et on préfère trouver quelqu’un dont les attentes sont pareilles aux nôtres.


Autour d'une coupe de champagne, le couple converse donc pour la première fois. Des échanges légers et une atmosphère agréable s'installent. Une mèche blonde tombe sur les yeux bruns de la femme, un sourire radieux émerge sur ses lèvres joliment maquillées d'un rouge écarlate. Les cheveux gris de l’homme lui donnent beaucoup de charme. Malgré les cernes, il la dévore du regard. Il n’avait pas vu de si belle créature depuis quinze ans au moins. S’il le pouvait, il passerait directement au dessert.


- Je n'attendais que ça, te voir en chair et en os, enfin.

- La patience n'a fait que rendre la tension plus forte. Mais tu es comme je l'imaginais, avec la voix rauque que je lisais dans tes mots.


Le serveur apporte les amuses-bouches et l'homme attend qu'il soit partit pour prendre la parole. A voix basse cette fois.


- Je te promets que nous serons bientôt réunis. Mais je dois régler cette chose avec ma femme.

- Ta femme…

- Ne m'en veux pas d'aborder le sujet, je t'en prie. Elle et moi, nous nous sommes fait beaucoup de mal, et je dois mettre fin à certaines choses avant de pouvoir m'investir totalement auprès de toi. Mais nous serons ensemble vite, tu peux me croire.


La femme glisse une mèche dorée derrière son oreille et hoche doucement la tête. Malgré ce contretemps, elle esquisse un sourire. Après avoir tant attendu, elle ne peut que lui sourire. Le plus important, c'est qu'après tous ces échanges épistolaires, elle soit enfin face à l'homme de sa vie : Richard Pierce.



"Mesdames et messieurs, bonsoir,


Dans ce numéro spécial, nous revenons sur l’arrestation de Richard Pierce, un ingénieur londonien qui a violenté sauvagement sa femme, Marguerite Pierce, hier soir. La scène, particulièrement macabre, s'est déroulée dans le logis du couple et l'épouse a été retrouvée baignant dans une marre de chocolat. Richard Pierce a été arrêté dans la nuit par les forces de l'ordre et a admis avoir commis les faits au petit matin. Les associations de lutte contre les féminicides appellent le gouvernement à agir. Marguerite avait tenté des appels au secours à plusieurs reprises et n'avait jamais été entendue. De son côté, l’avocat de la défense interpelle l’opinion publique. La faible peine prononcée par le juge choque : quinze ans de prison ferme pour un crime “passionnel”."


Le magnéto se lance et la journaliste regroupe ses fiches. Le producteur semble ravi de ce lancement et la félicite. La régie monte les dernières images du reportage. Une soirée sensationnelle s’annonce sur la chaîne nationale.



Richard Pierce déteste les mardis car ils servent du hachis parmentier à la cantine. Cependant, ce 356ème mardi ici s'annonce plus festif que les précédents. Pour la première fois, il ingurgite son plat le plus vite possible. La veille, il a reçu une lettre. Sa première lettre. Du moins, la première que le personnel carcéral accepte de lui donner après la procédure de filtrage. Il imagine bien que nombre de courriers insultants sont passés dans l'urne avant celle-là. Il se demande qui lui écrit. Sans contact avec l'extérieur depuis sept ans environ, il n'a pas laissé beaucoup d'amis derrière lui. Après le repas, il suit le gardien jusqu'à la salle de lecture et découvre une lettre manuscrite et parfumée. Lota Coch, une femme passionnée par la littérature anglaise, souhaite échanger avec lui sur ses pièces de théâtre favorites. Ca tombe bien, il a toujours apprécié Shakespeare malgré une carrière dans la robotique. Peu de gens le savent : c’est le jeu de l’amour et du hasard.


Rapidement, les échanges deviennent tendres et réguliers. Enfin, aussi réguliers que le règlement du pénitencier le permet. Lota Coch et lui nouent des liens de plus en plus fort. Au fur et à mesure de la correspondance, il devient dingue des baisers délicats qu'elle glisse à la fin de chacune de ses lettres. En effet, sur son nom savoureux, elle ajoute systématiquement la trace de son rouge à lèvres en guise de cachet.


"Richard,


[...]


Cette nuit, j'ai rêvé de toi. J’étais dans la peau d’une Juliette des temps modernes, tu étais mon Roméo. Mais t'écrire ressemble plutôt à une épreuve de rodéo. L'attente, si longue entre chaque nouvelle de ta part, ne fait qu’accroître la ferveur de mes sentiments. Ainsi, ne prends pas peur de cette démonstration du cœur que je te fais. J'anticipe un amour grandissant qui me fait du bien comme il me fait du mal.


Depuis peu, le Globe Theatre met en scène Footit et Chocolat. Malgré l'amertume de l’époque envers les “nègres”, ces deux clowns ont scellé leur union pour être plus fort ensemble. Je rêve de me rendre à une représentation avec toi. Nous aussi, malgré les mauvais regards que ta condition façonne, nous pourrons sortir plus forts face aux médisants jugements de nos contemporains.


Bise,

Lota Coch"



Richard, pris dans le tourment de ces échanges, s’attache à cette inconnue à la conversation subtile. Elle lui permet d’oublier sa condition de condamné. Il lui adresse peu à peu une confiance particulière et espère qu'il l'a verra bientôt. Avec elle, il oublie ses méfaits. Il devient un homme nouveau. Il voudrait qu'elle vienne lui rendre visite en prison et il n’a pas honte qu'elle le voit dans cet environnement. Après tout, elle sait à qui elle a affaire. Avec elle, la prison serait un jardin d’Eden. Certains de ses co-détenus se sont même mariés pendant leur peine. Pourquoi pas lui ? Si elle vient, il l’épouse. Mais si elle ne vient pas, cela ne fera qu’ajouter une peine à sa peine, et il mourrait de peine.



Après cinq ans d’échanges permanents avec Lota Coch, il s’avoue qu’elle anime sa vie. Pour preuve, la pile de ses lettres grimpe dans un coin de la chambre et frôle le plafond. Fou d’amour pour elle, il sait qu’il la retrouvera dès sa sortie de prison. Veuf et athé, une fois libéré, il sera libre de s’épanouir auprès d’elle. Mais voilà qu’une très mauvaise nouvelle vient contredire ses plans. La panique puis la haine le saisissent quand son compagnon de cellule se donne la mort par pendaison, à deux mètres à peine des lettres. Mais ce n’est pas ce qui le chagrine. Un nouveau le remplace, un jeune de vingt-cinq incarcéré pour avoir violé plusieurs femmes. Là non plus, ce n’est pas ce qui le chagrine. Ce nouveau colocataire devient rapidement son ami, son petit frère. Douze ans ont passé depuis son incarcération, Richard a su se faire respecter et quiconque partage sa cellule devient son protégé. Au cours d’une discussion avec son poulain, un soir où l’orage gronde, il apprend que Marguerite est toujours en vie. Et ça, ça le chagrine. C’est à cause d’elle s’il a dû croupir derrière les barreaux toutes ces années et la sentence lui paraît injuste. Insoutenable. D’après le nouveau, ils ont beaucoup parlé de sa sombre affaire conjugale à la télévision. Dans les journaux, ils ont dit qu’elle était dans le coma et que ses proches gardaient espoir. Son état était tenu secret pendant le procès, mais a joué sur la non-perpétuité de sa peine. N’ayant pas un fort intérêt pour les faits divers, il n’avait pas plus d’informations. Il ne savait pas non plus dire quand il avait entendu parler d’elle pour la dernière fois. Richard, sous le choc, regarde son ami dans les yeux et lui promet, devant lui et devant dieu, qu’il fera le tour de tous les hôpitaux pour la retrouver et se venger. Après tout, c’est sa femme qui devrait être derrière les barreaux. C’est elle, la vraie meurtrière, celle qui a commencé la guerre. Encore trois années à tirer, trois années avant de tout faire pour qu’elle ne puisse pas s’en tirer.


La nuit est tombée quand Richard rentre du restaurant. Il se déchausse et retire son manteau. Une charmante odeur enivre ses sens. Il se laisse guider par son odorat et rejoint sa femme dans la cuisine, qui prépare un gâteau au chocolat. Marguerite tente un sourire mais elle grimace car la plaie de la veille lui fait encore mal. Ses cheveux, noirs comme le soir, noirs comme les siens, sont tirés en arrière et dévoile une bosse sur son crâne. Malgré ces contusions, il la trouve d’une beauté singulière.


- Ton dessert favori est bientôt prêt. Installe-toi mon chéri.


Il longe le mur et se place dans son dos, il l’enlace et embrasse son cou. Il ne sent pas le corps fin de sa femme trembler. Il ne se rend pas compte à quel point elle a peur de lui. Alors que son visage roule vers ses seins, ses yeux tombent sur un flacon noir et inquiétant. Il le saisit et sent le contenu. Le regard plein d’effroi de sa femme l’aide à comprendre. L’odeur apaisante du chocolat s’évapore et laisse place au goût du poison. Son visage se décompose et une lueur, plus sombre que d’habitude, transperce ses traits venimeux.


- Marguerite… Tu n’aurais pas dû…


Son ton, grinçant, projette un frisson dans le dos de sa femme. Il jette le récipient contre terre et attrape le bras de Marguerite alors qu’elle s’échappe, accompagnée d’un cri strident. Un coup, deux coups, trois coups : les plaies s’ouvrent et se multiplient. Du sang jaillit. Pied droit, poing gauche, coup de tête, contre le comptoir, à terre… Le chocolat, liquide, se disperse sur le sol, se mélange au sang et se confond avec la chevelure terne et sans vie de la fille. Effrayé, son visage n’est plus reconnaissable, les coups l’ont défiguré et privé d’humanité. Ses yeux apeurés sont fermés, sans vie. Méconnaissable.

Essoufflé, l’homme s’assoit dans le coulis et s’essuie les mains sur la tablier de sa femme. Rouge et marron forment un cocktail noir. Richard trouve une cuillère et la trempe dans le chocolat, prêt à déguster la cerise sur le gâteau.



Le lustre scintille par moment mais il reste flamboyant. Le rendez-vous semble se passer dans les meilleures conditions et le serveur approche, le dessert servi sur un plateau d’argent. Richard Pierce et Lota Coch, après de longues années sans se voir, se découvrent officiellement. Après avoir tant attendu pour la rencontrer, il préfère la voir elle avant de se venger de sa femme. Quand le serveur soulève la cloche, la tarte au chocolat qu’il découvre charme ses papilles. Quinze ans qu’il n’a pas pu manger de chocolat, quinze ans que sa femme l’a privé de ce péché-mignon. Lota, quant à elle, a choisi une mousse au chocolat noir, noir comme son regard. Il se saisit de sa cuillère et prend sa première bouchée. Mais il s'étouffe et s’excuse derrière la serviette blanche qu’il utilise pour se cacher. Plus possible pour lui de respirer. Il regarde sa partenaire dans les yeux, la détresse se lit sur son visage, mais il ne reçoit aucun soutien de son regard sombre et frontal. Les lèvres rouges de la femme restent impartiales.



Quelques heures plus tôt, face au miroir, Lota Coch enfile sa jolie perruque blonde et peaufine son maquillage. Tout doit être parfait pour son tête à tête de ce soir : un accoutrement digne de l’événement pour surprendre son homme et le marquer définitivement. Dans une charmante pochette noire, elle range une poignée de lettres symboliques sur lesquelles du rouge à lèvres, sanguinaire, habille son pseudonyme. Quand elle sort de la chambre, elle regarde une dernière fois le décor froid et dénué de personnalité de la clinique. Avant de quitter l'établissement, elle rejoint le Docteur Shape dans son bureau, qui lui demande, l'air enjoué :


- Alors, c’est le grand jour ? Celui que vous rejoignez a bien de la chance, vous êtes sublime !

- Oui, je suis impatiente... Je tenais à vous remercier pour votre travail. Mon nouveau visage est parfait.

- Je n'ai fait que lui rendre sa beauté ! Après huit ans de dure labeur, je suis fier de votre parcours Marguerite, vous êtes plus vivante que jamais et il ne reste plus aucune trace des cicatrices du passé. Qu’allez-vous faire maintenant ?

- Manger du chocolat.


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